"Depuis toute petite, je prends plaisir à regarder des dessins animés. Cela continue encore aujourd’hui grâce à des sociétés de production comme Pixar qui, d’années en années, proposent au public des films d’animation de qualité[1]. Cette qualité des films d’animation ne fait que s’améliorer, les scénarios sont de mieux en mieux pensés, et plaisent ainsi aux enfants comme aux adultes car il y a cette double lecture adulte/enfant qui permet à chacun de prendre du plaisir devant l’écran. N’en déplaise à François Aubel, rédacteur en chef culture du Figaro[2] qui se dit « sidéré » qu’autant d’adultes se soient rendus, sans enfants, voir Vice Versa, ce dernier y voyant une « infantilisation » de la société.
Cette appétence des adultes pour les dessins animés s’explique selon moi par le fait que les dessins animés sont les nouveaux supports de ce que furent les contes ou les fables étudiés aux siècles - voire millénaires - derniers. Les contes avaient une tradition orale au départ, et visaient les adultes car ils donnaient une représentation du monde. « C’était une façon de se distraire et d’éduquer[3] ». Les contes transmettent des valeurs fondamentales, et c’est pour cela qu’ils font partie du patrimoine immatériel : c’est-à-dire un ensemble de valeurs, de savoirs, de sagesses transmis de générations en générations. Bien que ces récits soient imagés, ils portent en eux des valeurs, une morale qui permet de nous construire.
Les dessins animés, parce qu’ils visent un large public, majoritairement mineur, ont une certaine responsabilité. Ils ne sont pas conçus uniquement pour divertir, mais aussi pour permettre aux jeunes spectateurs de se construire, et plus particulièrement de construire leur rapport au monde. Les dessins animés véhiculent des valeurs auxquelles je suis plus ou moins sensible. Tous les récits véhiculent des valeurs car c’est la fonction même du récit.
En tant qu’enseignante qui adhère aux valeurs républicaines largement mises en avant ces dernières années par l’éducation nationale, et en vertu de ma liberté pédagogique, je choisis librement les récits que je souhaite travailler avec mes élèves. En outre, mon poste me confère deux missions : d’une part expliquer à mes élèves que chaque récit véhicule des valeurs auxquelles on est libre ou non d’adhérer ; d’autre part présenter à mes élèves des récits qui les fassent s’interroger sur le monde et ses valeurs.
En début d’année, une élève m’a demandé s’il était prévu que l’on travaille sur un film dans l’année. S’il est courant d’étudier une œuvre littéraire en classe, étudier (et non simplement visionner) un film était pour moi une réelle nouveauté car je ne l’avais ni vécu en tant qu’élève, ni mis en place en tant qu’enseignante.
Je me doutais que l’étude filmique était envisagée dans les programmes, mais je ne savais pas exactement dans quelle discipline. Je me suis alors penchée de plus près sur ces derniers, et c’est dans les nouveaux programmes d’EMC[4] que j’y ai trouvé réponse. Les nouveaux programmes d’EMC, dont la particularité est qu’ils sont communs aux cycles 2, 3 et 4, accordent une place inédite à l’éducation à la sensibilité, aux côtés des autres « piliers » que sont le droit et la règle, le jugement, et l’engagement citoyen. « La reconnaissance de la dimension sensible a pour corrélat une attention renouvelée aux langages de l’art, à l’expression artistique et littéraire des émotions, ainsi qu’aux récits fictionnels pour questionner les valeurs »[5].
Cette année, parallèlement à mon stage en tant que PES[6], j’ai un mémoire à rédiger à partir d’une ou plusieurs hypothèses que je vais pouvoir vérifier avec ma classe. J’ai choisi le séminaire « Lire et écrire à l’école », car lire et écrire (compter et respecter autrui) constituent les savoirs fondamentaux. Or 20 % des élèves ne maîtrisent pas les savoirs fondamentaux à la fin de l'école primaire[7].
Au cours de ce séminaire, animé conjointement par Madame Guinamard et Monsieur Massart, ce dernier m’a fait part d’un projet qu’il mène en parallèle avec d’autres professionnels des sciences de l’éducation depuis 2013 : Le projet d’action-recherche Lire Le Monde. « “Lire le monde” relève le défi de développer les compétences de lecteur et le goût pour la littérature, particulièrement chez les élèves les plus en difficulté, à travers l'étude de récits filmiques contemporains » [8]. C’est ainsi qu’il m’a été proposé de mener mon mémoire sur le dessin animé Zootopie. L’idée étant de faire se questionner mes élèves sur le film, la trame narrative en premier plan, et les valeurs véhiculées en arrière-plan, en lisant les images et les dialogues. Lire un film, plutôt que lire un livre, a pour intérêt de contourner le support écrit et donc de se concentrer uniquement sur la compréhension du récit, évitant ainsi la difficulté du décodage. Un tiers de mes élèves peine encore au décodage, ce qui les empêche d’accéder au sens de ce qu’ils lisent.
Les dernières mesures gouvernementales ont mis l’accent sur ces savoirs fondamentaux, notamment en dédoublant des classes de CP et de CE1 en REP+ dès la rentrée 2017 : « 100% des élèves doivent maîtriser les enseignements fondamentaux à la sortie de l’école primaire (lire, écrire, compter et respecter autrui) ». Le 26 avril 2018, de nouvelles recommandations pédagogiques en appui des programmes scolaires et un guide « Pour enseigner la lecture et l’écriture au CP » ont été transmis aux professeurs des écoles.
Je travaille dans une école primaire publique classée REP dans laquelle la majorité des enfants sont nés en France de parents étrangers, qui maitrisent à peine la langue orale française, et ne maitrisent pas ou peu l’écrit.
Un tiers de mes élèves connaît des difficultés en lecture. Ils peinent dans le déchiffrage, ce qui les empêche d’accéder au sens du texte, s’il y en a un. En effet, les premières lectures que l’on donne aux élèves en cycle 2 sont bien trop souvent vides de sens. Les mots sont choisis selon leur degré de difficulté pour le décodage, et le sens du texte est alors relégué au second plan. Cela explique peut-être le faible enthousiasme des élèves pour entrer dans la lecture, ou encore le fait qu’ils n’aient pas envie de lire un livre lorsqu’ils sont en temps libre.
D’après des études statistiques du gouvernement[9], le retard scolaire est directement lié à l’origine sociale des élèves, ainsi qu’avec l’environnement de l’établissement d’origine (école REP ou REP+). Les enfants d’inactifs ou d’ouvriers, sont les plus en retard scolairement. Le fait qu’ils soient scolarisés en REP voire REP+, creuse davantage les écarts.
Les causes de ces difficultés scolaires sont donc dues à de nombreux facteurs sociaux, économiques, éducatifs, voire géographiques. Néanmoins, l’école a sa part de responsabilité à assumer ; elle doit adapter ses pratiques pédagogiques face aux nouvelles générations d’élèves qui viennent de cultures et de milieux sociologiques différents.
Nous vivons dans une époque où l’audiovisuel est omniprésent, fait partie de notre quotidien, de nos moments de divertissement, notamment avec la place croissante des jeux vidéos et depuis quelques années l’arrivée de Netflix sur nos écrans télés. Pour une dizaine d’euros par mois, nous avons accès en illimité[10] à des centaines de films et de séries.
Nos élèves, né.e.s avec un téléphone dans la main, sont habitués à regarder des films depuis tous petits et se construisent à partir des images qu’ils voient. Aussi, n’est-ce pas le rôle de l’école, en partenariat avec les parents, d’apprendre à nos élèves à comprendre et analyser ce qu’ils regardent ?
L’ère du numérique depuis les années 2000 a pris une place telle dans nos vies, autant dans la sphère professionnelle que privée, que l’école a dû s’adapter en intégrant en son sein de nouveaux supports pédagogiques tels que les ordinateurs, et les vidéos projecteurs.
Depuis une dizaine d’années, la diffusion des TNI (tableau numérique interactif) se développe progressivement en France. L’objectif du gouvernement français est d’équiper toutes les classes d’un TNI.
Ces nouveaux supports sont censés être utilisés autant par les professeurs d’école que les élèves. L’intérêt est de rendre les élèves plus actifs dans leur apprentissage. Malheureusement, les professeurs d’école n’exploitent pas assez les fonctionnalités des TNI et s’en servent principalement comme vidéoprojecteur. Les élèves restent alors spectateurs passifs devant l’écran en classe, comme ils le font chez eux devant la télévision ou les tablettes.
L’enjeu de ce mémoire n’est pas de louer les bienfaits des écrans, ou de les défendre. L’enjeu de ce mémoire est de démontrer que les enfants qui regardent un dessin animé sont en capacité de développer, en partie, les mêmes compétences de lecture que s’ils lisaient un livre, à condition de leur donner les outils pour. Par conséquent, le rôle de l’école, en plus de celui des parents, est d’apprendre aux élèves à être des lecteurs actifs et non passifs devant leur écran.
Le livre n’est pas abandonné pour autant, aussi bien à l’école que dans la sphère privée chez nos élèves, mais contrairement aux films, la lecture d’un livre nécessite la présence d’un adulte pour les enfants qui ne sont pas encore lecteurs et qui ont besoin qu’on les aide à déchiffrer les phrases. Tandis que la plupart des enfants ont un accès parfois illimité aux récits filmiques, tous n’ont pas la chance d’avoir une personne ressource qui puisse les familiariser avec cette culture écrite.
[1] Parmi les seize films de Pixar, sortis après la création de l’Oscar du meilleur film d’animation en 2002, dix ont été nommés pour la récompense et neuf d’entre eux, Le Monde de Nemo, Les Indestructibles, Ratatouille, Wall-E, Là-haut, Toy Story 3, Rebelle, Vice Versa et Coco l’ont remporté.
[2] http://bigbrowser.blog.lemonde.fr/2015/06/30/vice-versa-interdit-aux-adultes/ consulté le 8 février 2019.
[3] Annick Boulé-Croisan, La fonction thérapeutique du conte, ERES, « Le coq-héron », 2005/2, p. 129.
[4] EMC : Enseignement moral et civique.
[5] « Apprendre à lire la littérature en questionnant les valeurs », Université Stendhal Grenoble 3/ESPE Grenoble 1, consulté le mercredi 16 novembre 2016.
[6] PES : professeur des écoles stagiaires.
[7] http://www.education.gouv.fr/cid187/l-education-prioritaire.html#Amplifier_le_dedoublement_des_classes_de_CP_et_de_CE1_dans_l_education_prioritaire.
[9]http://cache.media.education.gouv.fr/file/2017/41/6/depp_rers_2017_eleves_premier_degre_801416.pdf
[10] En anglais : binge-watching. Dans une enquête menée par Netflix en décembre 2013, 73% des personnes définissent cette frénésie par le fait de regarder entre deux et six épisodes de la même émission de télévision en une seule séance.
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