Dominique a commencé sa carrière en tant que professeur de français langue étrangère en Louisiane, il a maintenant... Et oui, cela fait longtemps !
Ensuite, il fut instituteur spécialisé, directeur d’-établissement spécialisé, inspecteur de l’Éducation Nationale, responsable d’une unité de formation spécialisée à l’IUFM de l’académie de Lyon. Un épisode de quelques années fit de lui le responsable de la mission école primaire de l’Institut National de recherche Pédagogique (ce fut la seule fois qu’une « mission école primaire » existait à l’INRP (Philippe Meirieu en était le directeur). De retour à l’IUFM, il resta quelques années avant de rejoindre la fonction publique territoriale (au Conseil régional Rhône-Alpes pour y occuper les fonctions de chargé de mission du vice-Président en charge de l’apprentissage et de la formation continue).
Son parcours professionnel lui fit rencontrer des pédagogues tels que Michel Develay, Philippe Meirieu, Etiennette Vellas ou encore Josselyne Annino… Mais également de sociologues tels que Philippe Perrenoud, Walo Hutmacher et Romuald Normand et un psychanalyste, Jacques Lévine, avec lequel il contribua à développer, au tout début de leur création et avec Agnès Pautard, alors professeur d’école maternelle, les Ateliers philosophiques dans le département du Rhône…
Poursuivant, tout en travaillant, un cursus universitaire en sciences de l’éducation, il soutint un thèse portant sur l’inspection des professeurs des écoles qui montrait la nécessité, pour les inspectrices et les inspecteurs, de se doter d’un code de déontologie... Cette thèse fut publiée aux éditions ESF sous le titre « Pour une éthique de l’inspection ». Il commit et coordonna d’autres ouvrages publiés à la chronique sociale (Lyon) qui abordaient, par exemple, les questions soulevées par la relation entre les parents d’élèves et les enseignants ou encore celles liées à l’enseignement de l’orthographe.
Quand il découvrit le travail remarquable des enseignants du cycle 2 de l’école Garcia Lorca, à Vaulx en Velin, il défendit leur nomination pour un prix de l’innovation qu’ils obtinrent pour leur maison d’édition coopérative, « les éditions Célestines » et » les petits livres » : une innovation pédagogique extraordinaire qui permet, encore aujourd’hui, à des élèves d’écrire et de se réconcilier avec l’orthographe, et la lecture !
Il termina sa carrière sans vraiment comprendre pourquoi une administration de l’éducation nationale, vétilleuse et assez mesquine ne faisait, dans le meilleur des cas, rien pour défendre ce richissime projet pédagogique et dans le pire des cas, venait régulièrement perturber la sérénité d’une équipe pédagogique et de jeunes enseignants très professionnels et brillants…
Depuis 2015, il se consacre à d’autres activités sans pour autant se désintéresser des questions pédagogiques et du fonctionnement du système éducatif français, ce qui lui permet de conserver un niveau d’énervement vivifiant, même s’il regrette, au fond de lui, les difficultés grandissantes rencontrées par les enseignants pour remplir leur mission et surtout le manque de soutien apporté par leur hiérarchie.
Fred le remplaçant reprend du service et découvre une situation étrange qui semble se répandre dans l’éducation nationale : le déplacement d’une enseignante ou d’un enseignant dans « l’intérêt du service ». Une décision à la discrétion des rectrices et recteurs qui leu évite des procédures disciplinaires quand celle-ci s’avéreraient trop longues et surtout incertaines…
Un nouveau petit livre à découvrir également sur le site www.petitslivres.fre.fr
L’intérêt du service
Moi j’croyais qu’avoir de gros cerveaux comme les vôtres ça servait à se poser des questions !
- … Du genre ?
- Du genre : qu’est-ce que je ferais si j’étais moins con ?
Manu dans « Le cœur des hommes », un film de Marc Esposito, pose à ses copains Jeff Alex et Antoine en proie à des problèmes relationnels importants avec leur entourage proche et entre eux
Fred vient de recevoir sa nouvelle affectation. Il désespérait de reprendre du service cette année mais ce document officiel, reçu ce matin le réjouissait. Il avait craint de devoir remplacer un professeur malade de la Covid mais non, la personne qu’il remplaçait était un enseignant expérimenté qui devait poursuivre son année pour remplir un mandat syndical. L’administration de l’éducation nationale avait bien fait les choses, enfin c’est ce qu’il pensait, en partageant le temps dû par l’enseignant et celui du syndicaliste. Il avait devant lui une demi-année scolaire pour apprendre à connaitre ses nouveaux élèves et les aider à accéder davantage encore au monde de la connaissance. Et puis comme il avait déjà enseigné en CM1, il se sentait prêt. Sa convocation lui demandait de se présenter dans l’école mercredi 10 à 15 heures. Fred avait bien noté un autre rendez-vous à cette heure-là mais il ne voulait pas rater cette occasion de reprendre du service pour un métier qu’il adorait. Il savait aussi que l’on a une seule occasion de faire une première impression.
L’accueil qu’il reçut de la directrice fut simple et direct : « Bonjour Fred, l’inspecteur m’a prévenue de votre arrivée, si vous en êtes d’accord, comme on va travailler ensemble pendant presque 6 mois, je propose que l’on se tutoie, c’est que tu es notre collègue maintenant. Je vais t’accompagner dans ta classe, tu verras, la personne que tu remplaces avait des méthodes spéciales mais toi, tu peux travailler comme tu l’entends. Suis moi… voilà, c’est là, je te laisse prendre tes marques, je dois retourner au bureau pour une réunion téléphonique avec l’adjoint aux écoles qui doit déjà trépigner devant son téléphone. Tu connais ces gens-là ! ». Fred n’avait pas eu le temps de tutoyer madame la directrice, il n’avait pas eu le temps de lui répondre…
Dans la classe, il comprit très vite que les « méthodes spéciales » relevaient de la pédagogie Freinet et coopérative. Il avait déjà rencontré des profs qui utilisaient ces outils et lui-même était familier. Il fut rassuré et l’après-midi passa rapidement. Les préparations pour la fin de la semaine étaient à sa disposition dans un classeur ainsi que d’autres informations sur les élèves et les progressions… Dans une enveloppe cachetée et scotchée entre deux feuilles qu’il faillit ne pas découvrir, il lut un message à l’attention de « celle ou celui qui me remplacera ». Il la mit dans sa poche pour la lire chez lui, à son retour. Il voulait s’imprégner encore de cette nouvelle classe, relire avec attention ce qui était prévu pour le lendemain et préparer au mieux ce qui devait l’être.
À 17 heures il quitta l’école sans pouvoir saluer sa directrice autrement que par un signe de la main. Elle avait toujours l’oreille, rougie, collée au téléphone. Elle répondit à son signe par un geste et un sourire puis replongea dans sa conversation. Fred avait juste le temps de faire trois courses pour rentrer avant le couvre-feu. Il mit son casque, ses gants et enfourcha son vélo laissé exceptionnellement sous le préau.
Vers 20 heures il ouvrit l’enveloppe. Elle contenait pas moins de quatre feuillets. Il s’installa confortablement et en commença la lecture.
« Salut, c’est Jeanne. Je ne te connais pas mais je sais que tu prends ma classe jusqu’à la fin de l’année. Tu verras, les gamins sont parfois bien excités mais dans l’ensemble, ils se gèrent. Et depuis qu’on a remplacé les notes par le système des ceintures, ils sont moins dans la compétition. Les conseils permettent aussi de bien réguler, je te suggère de les poursuivre (tu peux t’appuyer sur Sahlem et Fortuna qui savent animer mais pour le compte-rendu, je te conseille de participer avec un ou deux élèves volontaires). Pour le reste, le niveau n’est pas au top mais on n’est pas non plus à la ramasse et il y a encore du temps avant la sixième… Bon courage et n’hésite pas à m’appeler si tu le souhaites -son numéro était inscrit ainsi qu’un mail-. Voilà pour la classe. Je veux maintenant te mettre au courant sur ma situation avant que tu l’apprennes par d’autres, peut-être plus ou moins malveillants.
Tu sais sans doute que je suis une militante pédagogique et déléguée syndicale. Depuis septembre 2019, tout s’est dégradé pour moi, dans l’école. Pour moi et quelques collègues eux aussi militants. C’est comme si on voulait nous casser ou nous faire rentrer dans le rang… Avant, quand Georges dirigeait l’école, on bossait tous ensemble. Même l’inspecteur reconnaissait notre travail. Il nous a envoyé des profs et des inspecteurs Sud-Coréens, et aussi les profs de CP des autres écoles ! Mais depuis son départ à la retraite et l’arrivée de la nouvelle directrice, tout est devenu compliqué. Tout a explosé avec notre refus de faire remonter les évaluations CP, l’an dernier. On était convaincu que ces évaluations étaient une connerie. Je le suis toujours. Mais l’inspecteur est tout de suite monté au créneau, comme si c’était le combat de sa vie -Je pense qu’il a des consignes et sans doute la pression d’en haut-. On s’est bien fait bâcher, ce fut violent, et au final on a fait le job. Mais il y a eu des dégâts et ça a laissé des traces. Ma collègue a craqué et s’est mise en congé. Elle a quitté l’école pour la campagne. On a demandé une audience mais rien n’a changé, tout s’est aggravé. L’équipe de circonscription a déboulé pour une inspection d’école. Des cow-boys dans les classes qui allaient même jusqu’à fouiller dans les cartables des gamins. On a eu droit au grand jeu pour le compte rendu d’inspection. L’inspecteur, le Dasen et ses adjoints nous ont réunis. On s’est fait démolir sans pouvoir en placer une. Je ne me suis jamais sentie autant rabaissée et humiliée… Je suis ensuite partie pour mon mandat syndical et les informations sur l’école que j’avais n’étaient pas rassurantes. Je me suis fait virer des études dirigées, virer du CP pour un CM, celui dans lequel tu vas travailler maintenant.
Avec la directrice, on s’est vraiment frité ! je ne laissais rien passer et à chaque problème rencontré, j’envoyais un mail. J’ai appris qu’elle transmettait tout à l’inspecteur et que tout était porté dans mon dossier administratif. Le Daasen m’a convoquée trois fois ! J’ai pu refuser les deux premières car ils s’étaient plantés mais je n’ai pas pu échapper à la troisième. Et là j’en ai pris plein la figure. Il y a même des plaintes contre moi pour harcèlement ! Tu te rends compte : harcèlement… ça me démolit. Même si je peux croire que la directrice en a bavé avec moi, je ne l’ai pas harcelée quand même. Le Daasen a voulu mettre en place une médiation mais l’inspecteur est monté au créneau, plein de rage, en disant qu’il faisait entièrement confiance à la directrice, qu’elle était très compétente et qu’il savait qu’elle souffrait à cause de mon comportement et surtout qu’il ne voulait pas discuter avec moi. C’est là-dessus qu’on s’est quitté. Et puis il y a eu cette dernière convocation : « Une formalité préalable à la prise de connaissance d’une décision de déplacement au motif de nécessité de service ».
Et hop ! je suis virée de l’école. Par « intérêt du service », j’ai appris que le recteur peut déplacer un fonctionnaire sans devoir mettre en place une procédure disciplinaire. Cette décision peut s’appliquer à la discrétion du Recteur. L’administration faisant valoir qu’un professeur n’est pas propriétaire de son poste… Bien joué. Voilà, tu sais tout, ou presque. Bon courage à toi, tu verras les gamins sont super ».
Waouh ! Fred laissa tomber le dernier feuillet et se frotta le visage. « Merde, je ne me suis pas lavé les mains ! » Il fonça à l’évier et frotta fort. « Quel gâchis quand même ! » lâcha-t-il face à son robinet.
Il avait déjà été témoin de situations étranges dans sa longue vie de remplaçant mais celle-là, il ne l’avait jamais rencontrée. Comment avaient-ils pu, tous ensemble, en arriver là ? Pourquoi la médiation proposée par la Daasen n’avait-elle pu aboutir ? L’intérêt du service n’était-il pas là, dans sa mise en œuvre, pour justement éviter ce déplacement ? A quoi pouvait donc servir le responsable des ressources humaines installé au même étage que le bureau du recteur. ? Comment des professionnels réputés intelligents et compétents parvenaient-il à un tel degré d’absurdité au point de se pourrir la vie. Un cours de son master sur Lévi-Strauss lui revint en mémoire : « L’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul ». Comme ils devaient se sentir « seul/e/s », chacune et chacun dans sa bulle, bien ancrés dans leurs certitudes somnambuliques, pour ne laisser aucune chance à cette médiation. Pourquoi est-il si difficile de faire le choix de l’apaisement quand il est encore temps ? Pourquoi celles et ceux qui sont chargés d’encadrer, de former, d’accompagner sont-ils aussi souvent aveugles devant les conflits qu’ils considèrent à tort comme des enfantillages à punir ?
Fred n’avait pas les réponses à ses questions ? Certes il lui était facile de se les poser puisqu’il n’était nullement impliqué. Il aurait aimé, parce que c’était sa nature, parce que c’était aussi sa formation avant que d’être remplaçant, échanger avec la directrice et l’inspecteur de cette situation, pour analyser, pour comprendre. Il n’avait en sa possession que les mots de Jeanne. Insuffisant pour se faire une idée précise de la situation dans son ensemble. Il savait qu’il n’en serait rien, bien sûr. Un remplaçant remplace !
Alors, pour demain, pour sa première journée avec ses élèves, sa première journée avec ses nouveaux collègues, il décida de se préparer à les accueillir avec un franc sourire et un « Bonjour ! » des plus chaleureux. Il voulait se concentrer sur son enseignement et accompagner chacun vers son pôle d’excellence. Il avait six mois, il avait du temps pour, à la fin de ce remplacement, les trouver une fois encore, plus intelligents, autonomes et responsables.
Motivé, il décida d’aller dormir. Demain serait le premier jour du reste de son année scolaire et il le voulait beau. Il le serait ! Il ne pouvait rien espérer de mieux.